Le burnout des dirigeants : et si la gouvernance était en cause ?
- Knowledge @ Alides
- 8 oct.
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 oct.
Le burnout des dirigeants : un angle mort de la gouvernance

Dans un monde où la résilience est célébrée comme vertu cardinale du leadership, le burnout des dirigeants demeure une réalité tue. Depuis la crise sanitaire, les études convergent : les niveaux de détresse psychologique atteignent des sommets au sein des comités exécutifs. D’après une analyse croisée de la Harvard Business Review et de l’OMS, plus d’un dirigeant sur deux déclare ressentir un état d’épuisement émotionnel chronique, sans jamais l’avoir exprimé formellement à ses instances de gouvernance.
Et pour cause : les signaux d’alerte sont souvent masqués par le surinvestissement, la posture sacrificielle, ou la croyance intériorisée selon laquelle “tenir” est une obligation statutaire. Aucun backup n’est prévu, aucun relais n’est activé, car l’épuisement du dirigeant n’est tout simplement pas envisagé.
Cette cécité institutionnelle n’est pas anodine : elle génère des effets systémiques. Décisions court-termistes, micro-management anxieux, désalignement stratégique progressif… Autant de symptômes en cascade qui fragilisent l’entreprise bien au-delà de la personne du leader. Le burnout d’un dirigeant n’est pas un épuisement individuel. C’est une rupture silencieuse dans la chaîne de gouvernance.
Il est temps de réviser notre cadre d’analyse. Car si l’on suit les travaux de Maslach, Moss ou encore Jennifer Roberts, le burnout n’est ni un défaut de caractère, ni un accident isolé. C’est un indicateur avancé de désalignement entre l’individu et l’environnement de travail – en d’autres termes, un signal faible de dysfonctionnement structurel.
Face à cette réalité, la gouvernance ne peut plus se contenter d’observer à distance. Identifier, comprendre et prévenir l’épuisement du dirigeant devient un impératif stratégique, au même titre que la gestion des risques ou la continuité opérationnelle.
Comprendre le burnout comme dérèglement systémique
Sortir du prisme individuel
Le burnout est trop souvent interprété comme une question de résilience individuelle, un problème de gestion du stress ou d’hygiène de vie. Cette lecture réductrice entretient deux illusions dangereuses.
La première est de croire que certains dirigeants seraient "faillibles" là où d’autres seraient "invincibles". La seconde est de supposer que des solutions dites “quick fix” – programmes de méditation, yoga en entreprise, applications de respiration, coaching ponctuel – suffiraient à enrayer une dynamique d’épuisement.
Or, comme le rappellent Christina Maslach et Michael Leiter, l’épuisement professionnel est avant tout un phénomène organisationnel. Il ne se résout pas par des palliatifs individuels, mais par une transformation structurelle du rapport entre le dirigeant et son environnement.

Cette distinction est essentielle au niveau de la gouvernance : considérer le burnout comme une vulnérabilité personnelle du dirigeant revient à décaler la responsabilité sur l’individu, alors que c’est le système qui produit l’usure.
Le modèle des six causes systémiques
Les travaux de Maslach, Leiter et Moss identifient six domaines de désalignement qui, lorsqu’ils persistent, deviennent les moteurs profonds du burnout. Ils ne concernent pas seulement les collaborateurs : ils affectent tout autant les dirigeants, avec des effets amplifiés par la solitude décisionnelle.

Implications pour les conseils et actionnaires
Ces six facteurs ne sont ni abstraits ni invisibles : ils sont identifiables, objectivables et monitorables.
Ils peuvent être intégrés dans les travaux des comités de nomination et de gouvernance.
Ils offrent une grille de lecture pour anticiper l’usure invisible du dirigeant, avant qu’elle ne conduise à une rupture brutale.
Ils invitent enfin les boards à dépasser une lecture centrée sur les indicateurs financiers pour inclure des indicateurs de vitalité managériale.
Le burnout des dirigeants ne naît pas d’un déficit de volonté individuelle. Il est l’expression visible d’un désalignement organisationnel chronique, et doit être lu comme un signal faible de gouvernance fragilisée.
Quand le leader s’épuise, c’est l’organisation qui se fragilise
Une dynamique invisible mais systémique
Dans de nombreuses missions d’accompagnement menées par Alides, nous constatons que l’usure du dirigeant s’installe rarement de manière spectaculaire. Elle se manifeste plutôt par des micro-dérives : surcharge non contestée, micro-décisions accumulées, perte de sens à bas bruit.
L’organisation continue d’avancer — parfois même en apparence avec efficacité — mais le moteur stratégique s’essouffle sans que personne ne prenne la mesure de l’usure en cours.
C’est ce que Jennifer Moss qualifie de “burnout silencieux” : une érosion lente de l’énergie, de la clarté et de l’alignement interne du dirigeant. Tant que les indicateurs financiers sont positifs, les conseils restent silencieux. Pourtant, les signaux faibles sont déjà là :
Réactivité exacerbée au détriment de la vision
Décisions court-termistes, souvent dictées par la fatigue
Diminution de l’écoute managériale, crispation du contrôle
Perte d’altitude dans la relation avec les actionnaires
À ce stade, il ne s’agit plus d’un sujet individuel. C’est toute la dynamique de leadership qui s’altère. Et avec elle, la capacité de l’organisation à se projeter, à fédérer, à incarner une ambition cohérente.

Ces schémas sont souvent le fruit d’une culture d’entreprise, voire d’un système de croyances — et donc difficilement remis en question par les acteurs internes. Or, ce sont précisément ces modèles qui rendent l’usure invisible jusqu’à la rupture.
Un risque sous-évalué : la rupture non anticipée
L’un des dangers majeurs du burnout au sommet est qu’il se termine rarement par un simple ralentissement. Il débouche souvent sur des ruptures brutales :
Démission inattendue
Départ en urgence
Effondrement physique ou mental
Discrédit progressif dans les instances décisionnelles
Dans ces cas, les impacts sont majeurs :
Déstabilisation du COMEX
Altération de la confiance des investisseurs
Perte de cap stratégique à un moment potentiellement clé (levée de fonds, transmission, transformation)
Ce que doit retenir la gouvernance
Le burnout n’est ni une faille morale, ni une faiblesse individuelle. C’est un mécanisme adaptatif devenu chronique, révélateur d’un déséquilibre prolongé entre les exigences du rôle et les ressources disponibles.
À ce titre, il constitue :
Un indicateur avancé de dérive stratégique
Un point de fragilité pour la continuité managériale
Une responsabilité implicite du conseil d’administration
Il appartient donc à la gouvernance de mettre en place les dispositifs d’observation, d’échange et de régulation nécessaires — non pour “protéger le dirigeant” au sens paternaliste du terme, mais pour préserver l’intégrité du rôle, la lisibilité du cap, et la sécurité de la mission.
“Protéger l’énergie du leader, c’est sécuriser la valeur de l’entreprise.”
Pendant trop longtemps, la relation entre conseil d’administration et dirigeant s’est construite autour d’un double implicite : autonomie absolue du leader, vigilance focalisée sur les résultats. Le CEO est censé incarner la performance, le cap, l’endurance — quitte à masquer l’usure, différer les alertes, tenir coûte que coûte.
Mais ce modèle touche aujourd’hui ses limites. Car l’énergie du dirigeant n’est pas une variable d’ajustement : elle est un actif stratégique. Et comme tout actif, elle se mesure, se gouverne, se protège.
Gouverner l’énergie du leader
Les travaux de Jim Loehr et Tony Schwartz, appliqués initialement aux athlètes de haut niveau, ont montré que la performance durable repose moins sur le temps disponible que sur l’énergie mobilisable. Quatre dimensions sont à réguler : physique, émotionnelle, mentale et intentionnelle.
Transposé au leadership, ce modèle suggère une évidence que la gouvernance peine encore à intégrer :
Un dirigeant peut tenir, produire, décider — tout en étant énergétiquement à sec.
C’est précisément ce que Jennifer Moss appelle le burnout silencieux, cette zone grise où le leader fonctionne encore, mais sans récupération, sans alignement, sans respiration.
Face à cela, les conseils d’administration ont un rôle clé à jouer : passer d’une logique de performance attendue à une logique d’énergie préservée.
Vers une “auditabilité énergétique” du CEO
Ce concept, encore émergent, pourrait désigner la capacité du board à apprécier, sur des bases qualitatives, la disponibilité stratégique et l’élan psychologique de son dirigeant.
Quelques questions fondatrices :
Le CEO dispose-t-il de véritables zones de récupération stratégique ?
Est-il encore exposé à du feedback sincère, sans enjeu de pouvoir ?
Son cycle décisionnel montre-t-il des signes d’emballement ou de saturation ?
Est-il capable d’aborder les décisions structurantes avec lucidité et hauteur de vue ?
Ce diagnostic ne relève pas du coaching personnel. Il touche à la capacité du leader à incarner durablement sa fonction, à préserver sa clairvoyance et son autorité symbolique.
Ce que peut – et doit – faire le conseil d’administration
La prévention du burnout au sommet ne relève pas d’un supplément d’attention bienveillante. Elle relève d’une vigilance systémique, inscrite dans les pratiques de gouvernance. Voici cinq leviers activables par un conseil responsable :
Intégrer des indicateurs qualitatifs dans les comités de nomination et de gouvernance
Au-delà des KPI traditionnels, le comité de nomination peut suivre des indicateurs liés à :
La charge mentale réelle du dirigeant (nombre de points d’arbitrage décisifs / semaine)
Le niveau d’isolement perçu (évalué par 360° ou baromètre interne)
Le ratio “temps opérationnel / temps stratégique” effectif
Ces données doivent être synthétiques, confidentielles et interprétées avec finesse — non comme un score, mais comme une dynamique.
Pratiquer des “check-ins” réguliers, non transactionnels
Instaurer des moments d’échange entre administrateurs référents et dirigeant, hors de toute logique de reporting, permet :
De créer un espace de parole non instrumentalisé
De repérer précocement les signaux d’alerte (fatigue décisionnelle, crispation relationnelle)
De renforcer la confiance mutuelle sans pression hiérarchique
Ces “check-ins” doivent être ritualisés, non occasionnels.
Créer des espaces de parole sans enjeu politique
Le dirigeant a rarement un lieu pour exprimer ses doutes, sans risque d’image ou d’interprétation. Nous avons, dans plusieurs contextes, expérimenté avec succès la création de cercles de pairs intersectoriels, qui offrent aux dirigeants un espace de parole désinstitutionnalisé, mais hautement stratégique.
Cette parole “non utile” est en réalité hautement stratégique, car elle défragmente l’attention et rétablit une dynamique saine d’intégration cognitive.
Mettre en place des scénarios de relève douce, temporaires ou hybrides
Plutôt que d’attendre la crise, il est possible d’anticiper des dispositifs flexibles :
Co-leadership temporaire
Responsabilité de transition partagée
Mentorat inversé pour soulager certaines fonctions symboliques
La continuité managériale ne repose pas sur la stabilité d’une personne, mais sur la fluidité d’un système.
Former les administrateurs à repérer les signaux faibles
Le conseil n’a pas vocation à “psychanalyser” son dirigeant, mais il doit être capable:
De reconnaître les signes de surcontrôle, de retrait ou de tension
De les interpréter non comme des “humeurs”, mais comme des symptômes systémiques
D’en discuter sans tabou, avec hauteur de vue et discernement
Le burnout n’est pas un tabou. C’est un facteur de risque gouvernable, au même titre que la cybersécurité ou la compliance.
Vers une gouvernance régénérative
Le dirigeant n’est pas qu’un agent de performance. Il est le porteur d’un élan, d’une vision, d’une stabilité symbolique.
Le conseil a donc pour mission de gouverner non seulement les résultats, mais aussi les conditions de leur production durable.
Cela implique de passer :
De la tolérance à la surcharge, à la régulation stratégique des cycles d’énergie
Du silence institutionnel, à une écoute outillée et structurée
Du culte de l’endurance, à la culture de la lucidité préservée
Car la première mission d’un board, ce n’est pas de féliciter un dirigeant qui “tient bon” — c’est de s’assurer qu’il pourra encore tenir juste dans six mois.
Le burnout des dirigeants n’est ni un sujet périphérique, ni un aléa de carrière. C’est un marqueur systémique, qui révèle les limites d’un modèle de gouvernance fondé sur la performance ininterrompue, la disponibilité totale, et le silence au sommet.
Il ne s’agit pas de médicaliser la fonction de dirigeant, ni de psychologiser à outrance la fatigue du pouvoir. Il s’agit de reconnaître une réalité structurelle : un leader usé affaiblit la clarté stratégique, la capacité d’entraînement et la résilience collective de l’organisation.
Derrière chaque cas de burnout non anticipé, on retrouve une absence de garde-fous, de lieux de parole, d’indicateurs qualitatifs ou de relais symboliques.
Et trop souvent, des conseils d’administration sincèrement engagés, mais insuffisamment équipés pour lire les signaux faibles.
Gouverner l’énergie du leader, c’est ne plus attendre qu’il s’effondre pour agir. C’est instaurer une vigilance discrète, mais active.
C’est intégrer dans la gouvernance une nouvelle dimension : celle de l’élan vital, pas seulement du bilan trimestriel.
Ce que le burnout révèle — et ce qu’il exige
Le burnout d’un dirigeant ne signe pas une faiblesse individuelle. Il révèle un excès d’exposition, un défaut de soutien, un désalignement entre le rôle et l’organisation.
Il est le signal faible d’un modèle à revisiter, d’un système à rééquilibrer.
Cette prise de conscience n’est pas qu’un enjeu de santé ou de bienveillance. C’est un impératif de gouvernance éclairée.
Une suite à venir
Ce premier article a posé les fondations : replacer le burnout du dirigeant dans une lecture organisationnelle et stratégique.
Les deux prochains volets du dossier approfondiront :
Le mythe du leader inépuisable, ou pourquoi la posture héroïque est devenue un piège silencieux.
Les leviers de vigilance organisationnelle, avec 6 pratiques systémiques pour protéger l’élan du leader sans tomber dans une approche paternaliste.

Dossier spécial Alides
Leadership sous pression : repenser la gouvernance à l’épreuve de l’usure silencieuse
Une série d’analyses issues de missions de terrain, pour passer du traitement individuel du burnout à une vigilance organisationnelle stratégique.
1. Le burnout des dirigeants : et si la gouvernance était en cause ?
Quand l’épuisement ne signale pas une faiblesse, mais un désalignement systémique Lire l’article
2. Le mythe du leader inépuisable : anatomie d’une fatigue invisible
Derrière l’endurance, une fatigue cognitive, émotionnelle, morale, identitaire. Lire l’article
3. Du surmenage à la vigilance organisationnelle : 6 leviers pour prévenir sans infantiliser
Et si la vraie prévention ne passait ni par le repos… ni par le coaching ? | Lire l’article
Cet article s’inscrit dans les travaux d’Executive Advisory d’Alides, consacrés à l’écologie du pouvoir et à l’équipement stratégique de la gouvernance face aux risques invisibles d’usure du leadership. Il s’appuie sur des missions récentes menées aux côtés de dirigeants confrontés à une sursollicitation chronique, souvent banalisée par les réflexes culturels de performance.
Membre de l’AESC (Association of Executive Search and Leadership Consultants), le cabinet Alides développe une approche fondée sur l’écoute confidentielle, l’exigence déontologique et une lecture systémique du rôle dirigeant, afin d’éclairer les zones aveugles de la gouvernance contemporaine.
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