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Le mythe du leader inépuisable : anatomie d’une fatigue invisible

  • Photo du rédacteur: Knowledge @ Alides
    Knowledge @ Alides
  • 8 oct.
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : 10 oct.

Le culte de l’endurance : une idéologie discrète mais délétère


Visuel premium de citation illustrant la phrase “Burnout is not a badge of honor” de Jennifer Moss. Une dénonciation élégante du culte de l’endurance dans le leadership, à destination des professionnels de la gouvernance.

Dans l’imaginaire managérial contemporain, le dirigeant idéal est une figure sans relâche : toujours disponible, toujours décisif, toujours au front. Il enchaîne les comités, absorbe la pression, incarne la stratégie — et ce, souvent sans montrer le moindre signe de fatigue. Sa force ? Une endurance hors norme. Sa faiblesse ? De ne pas en avoir.

Or cette posture, célébrée à la frontière du stoïcisme et de l’héroïsme, constitue peut-être l’angle mort le plus toxique de la gouvernance moderne.

La recherche est formelle : le burnout des dirigeants progresse, non parce qu’ils sont faibles, mais parce qu’ils sont silencieusement sursollicités. Selon une étude publiée dans la Harvard Business Review, plus de 60 % des leaders se déclarent épuisés, sans jamais l’exprimer à leur conseil, leur équipe, ou leur entourage professionnel. Ce n’est pas l’absence de résilience qui les affecte, mais l’absence d’espaces pour récupérer, verbaliser ou relâcher la pression.

Dans ce contexte, la performance n’est plus une démonstration de leadership : elle devient un camouflage. Derrière le surengagement affiché, on observe des tensions croissantes entre la charge symbolique du rôle et les ressources réellement mobilisables pour l’assumer.

Et ce n’est pas uniquement un sujet humain. C’est un risque stratégique.

Un dirigeant qui « tient » coûte que coûte prend des décisions en flux tendu, repousse les arbitrages profonds, s’isole dans une hyper-réactivité défensive. À terme, l’usure s’installe — non pas dans les chiffres, mais dans la qualité de la projection, de l’alliance interne, de l’altitude stratégique.

Ce culte de l’endurance produit des dégâts invisibles : dilution de la vision, court-termisme insidieux, désalignement progressif de l’équipe dirigeante. Le leader semble en mouvement — mais n’entraîne plus.

Il est temps de revisiter cette figure du leader inépuisable. Non pour l’affaiblir, ni pour l’humaniser à outrance, mais pour la rendre gouvernable. Car un leadership durable ne se mesure pas à l’épuisement qu’il tolère, mais à l’énergie qu’il préserve.

Ce second volet du dossier Alides propose donc une analyse rigoureuse de ce mythe, ses racines, ses effets systémiques, et les leviers pour en sortir — sans naïveté, mais avec responsabilité.


Les figures du dirigeant inépuisable : entre mythe et piège

Une construction culturelle et symbolique

La figure du dirigeant inépuisable n’est pas un simple stéréotype — c’est une construction symbolique profondément ancrée dans l’histoire du management. Elle repose sur une équation implicite : puissance = endurance = légitimité.

Depuis l’essor du capitalisme industriel, la performance du leader s’est alignée sur les standards productivistes du XXe siècle : un dirigeant efficace est un dirigeant occupé. Il enchaîne les réunions, les décisions, les déplacements. Il travaille tard, voyage tôt, répond instantanément. Son emploi du temps est saturé — et cette saturation est perçue comme une preuve d'engagement.

Ce modèle s’est vu amplifié par les codes contemporains de la visibilité professionnelle : LinkedIn, interviews, tribunes, présence continue en événementiel… La posture de suractivité permanente est désormais valorisée, voire attendue. Dans cet environnement, le “never not working” devient non seulement la norme, mais la condition de crédibilité.

Le dirigeant inépuisable n’est donc pas qu’un fantasme individuel. C’est une fiction collective, nourrie par des attentes institutionnelles, des habitudes culturelles et des injonctions silencieuses.


Citation illustrée sur la fatigue cognitive du dirigeant, soulignant le lien entre épuisement mental et perte de lucidité stratégique. Visuel conçu pour sensibiliser à la surcharge silencieuse dans la gouvernance d’entreprise.

Ce que ce mythe empêche de voir

Le problème n’est pas tant que ce modèle existe — c’est qu’il empêche toute alternative. En érigeant l’endurance en critère d’exemplarité, il rend la fatigue inavouable, la récupération suspecte, et la mise à distance stratégique presque illégitime.

Trois angles morts majeurs en découlent :

  • La fatigue décisionnelle devient un tabou.

    Rarement nommée, jamais mesurée, elle s’accumule pourtant. Elle entraîne une réduction du champ de vision, une crispation du jugement, une perte de nuance. Le dirigeant fonctionne, mais il cesse progressivement d’arbitrer avec justesse.

  • L’absence de récupération stratégique est ignorée.

    Les dirigeants n’ont souvent ni temps, ni rituel, ni espace pour “refaire le plein”. Et parce que leur fatigue ne se manifeste pas physiquement (jusqu’à la rupture), elle passe sous les radars de la gouvernance.

  • La sur-adaptation devient la seule stratégie.

    Face aux pressions contradictoires — rentabilité, vision, climat social, attentes personnelles — le dirigeant encaisse, compense, s’ajuste… sans jamais interroger le cadre systémique dans lequel il évolue. Ce qu’il perçoit comme une force devient, à terme, un piège.


Citations de dirigeants recueillies lors de missions de conseil stratégique, illustrant la solitude décisionnelle, la charge symbolique du pouvoir et les croyances invisibles liées à l’endurance managériale.

 


Anatomie d’une fatigue invisible


Citation illustrée de Jennifer Moss (Harvard Business Review) sur les limites des solutions individuelles face au burnout. Le visuel met en tension l’illusion du repos comme remède, et la nécessité d’une transformation systémique pour une gouvernance durable.

Une usure qui ne se voit pas… mais se transmet

Contrairement aux idées reçues, le burnout du dirigeant n’est pas une explosion soudaine. Il s’installe lentement, silencieusement, à travers des cycles de sur-adaptation chronique. La fatigue n’est pas toujours perceptible dans le comportement externe, mais elle modifie en profondeur la dynamique interne du leadership.

Cette fatigue est d’autant plus pernicieuse qu’elle ne s’exprime ni par des plaintes, ni par des arrêts. Elle s’infiltre dans :

  • des décisions de plus en plus réactives, dictées par l'urgence plutôt que par la vision,

  • des relations managériales tendues ou désengagées,

  • une perte d’altitude dans les échanges stratégiques,

  • un cycle d’activité sans respiration ni retrait.

Le dirigeant continue de produire, mais il n’aligne plus. Il fonctionne, mais il ne régénère plus. Et ce dysfonctionnement, imperceptible au départ, contamine progressivement l’ensemble de la chaîne décisionnelle.

"Un CEO épuisé, c’est un COMEX qui se fige ou s’agite — mais qui ne crée plus d’élan."— Observation terrain, Alides

Les 4 visages de l’épuisement stratégique

En croisant les apports de Christina Maslach, Jennifer Moss, Michael Leiter et Jim Loehr, on peut dégager quatre dimensions clés de la fatigue des dirigeants, trop souvent ignorées par les conseils :

1. Fatigue cognitive : la surcharge invisible

Le dirigeant est exposé à un flux constant de décisions à fort enjeu. Ce niveau de tension intellectuelle, sans période de décantation, entraîne une baisse de discernement, une intolérance à la complexité, et une focalisation excessive sur le court terme.

2. Fatigue émotionnelle : l’usure relationnelle

Jouer un rôle de figure symbolique, faire face aux tensions sociales, absorber les frustrations collectives… tout cela constitue un travail émotionnel intense, rarement reconnu. À terme, le dirigeant se déconnecte, ou se crispe — parfois les deux.

3. Fatigue morale : le désalignement éthique

De nombreux dirigeants expriment, en off, une difficulté croissante à rester alignés avec leurs convictions profondes. Injonctions paradoxales, arbitrages brutaux, pressions actionnariales : autant de situations qui usent l’intégrité silencieusement.

4. Fatigue identitaire : la perte de sens du rôle

Quand le rôle devient mécanique, que l’impact devient flou, et que la reconnaissance symbolique disparaît, le leader peut continuer à opérer — tout en se sentant vidé de son autorité intérieure.

Pourquoi les boards ne le voient pas (encore)

La majorité des conseils d’administration ne sont ni formés ni équipés pour détecter ces formes d’épuisement. Plusieurs facteurs l’expliquent :

  • L’absence d’indicateurs qualitatifs dans les comités de nomination et de gouvernance

  • La confusion entre performance apparente et vitalité réelle

  • La tendance à valoriser la disponibilité extrême comme preuve d’engagement

  • La pudeur statutaire qui empêche le dirigeant de verbaliser son usure sans crainte d’interprétation

Résultat : les signaux faibles ne sont ni nommés, ni interprétés, ni traités. Et lorsque le système réagit, c’est souvent trop tard — sous forme de rupture brutale, de départ précipité, ou de perte de lucidité stratégique à un moment critique.


L’enjeu n’est pas de “psychologiser” le leadership, mais de créer une capacité d’observation systémique.

Car comme le montre Loehr dans The Power of Full Engagement, la performance durable ne repose pas sur le temps disponible, mais sur l’énergie mobilisable — et cette énergie, chez les dirigeants, s’érode sans bruit si elle n’est ni régulée, ni respectée.


Ce que cela change pour la gouvernance : sortir du déni de puissance


Citation illustrée soulignant que l’énergie du dirigeant est un levier stratégique de gouvernance. Design sobre et statutaire, destiné aux décideurs, administrateurs et consultants en leadership.

Le burnout n’est pas un aléa individuel — c’est un risque systémique

Encore trop souvent, les conseils d’administration abordent la fatigue du dirigeant comme une variable personnelle, relevant du coaching, de l’hygiène de vie ou du caractère.

Or, les travaux de Maslach, Moss et Leiter démontrent qu’il s’agit d’un désalignement structurel : entre l’individu et les conditions dans lesquelles il exerce sa responsabilité.

Dès lors, ignorer ces fragilités revient à exposer l’entreprise à des risques majeurs :

  • Perte de clarté stratégique

  • Réduction du leadership à la seule exécution

  • Érosion de la confiance interne et actionnariale

  • Décrochage entre le cap annoncé et les dynamiques réelles

Ce n’est donc pas un sujet de bien-être. C’est un sujet de continuité, de solidité symbolique et de valeur organisationnelle.

Ce que peut – et doit – faire un conseil lucide

Un board moderne ne peut plus se contenter d’attendre la crise. Il doit anticiper, outiller et ritualiser une vigilance active sur l’énergie du leadership.

Voici 5 postures-clés à intégrer dans les pratiques de gouvernance :

1. Prendre la vitalité managériale comme indicateur stratégique

Le board peut intégrer dans ses revues des signaux non financiers : niveau d’alignement, fatigue décisionnelle, présence stratégique du dirigeant.

Cela suppose des formats confidentiels, orientés qualité de présence plutôt que quantité d’action.

2. Créer des espaces d’altitude sans enjeu politique

Instaurer des “rendez-vous d’élan” : temps de retrait qualitatif entre CEO et administrateurs référents, sans agenda opérationnel.

Ce sont dans ces interstices que les signaux faibles émergent.

3. Valoriser la récupération comme compétence de gouvernance

Un dirigeant qui prend du recul ne se retire pas : il régule. Le board peut soutenir — voire initier — des formats de relève douce, de co-décision ou de délégation temporaire.

Cette culture n’affaiblit pas l’autorité. Elle la stabilise dans le temps.

4. Former les administrateurs à la lecture énergétique du leadership

La lucidité stratégique passe par une capacité à reconnaître :

  • les surcharges dissimulées

  • les signaux de désalignement

  • les pièges de la posture sacrificielle

Des modules dédiés ou des dispositifs d’observation peuvent être intégrés aux parcours d’administrateurs.

5. S’interroger collectivement sur le modèle de performance promu

Tant que la norme implicite reste : “tenir coûte que coûte”, le dirigeant n’aura pas la permission symbolique de se réguler.

Le conseil doit donc être exemplaire non dans ses attentes, mais dans son rapport au pouvoir.

Car c’est à ce niveau que se rejoue — ou se répare — le mythe du leader inépuisable.

Encadré visuel listant les actions concrètes mises en œuvre par Alides dans ses missions de gouvernance régénérative. Exemples : audit de présence stratégique, design de cycles de lucidité, coaching de relation CEO–board.


Vers une gouvernance de l’élan, pas seulement du résultat

Le rôle d’un conseil n’est pas de protéger le dirigeant de la réalité. C’est de protéger sa capacité à l’habiter lucidement.

Cela suppose une bascule de paradigme :

Tableau comparatif des paradigmes de gouvernance, illustrant le passage d’un modèle basé sur l’endurance et l’autonomie absolue du dirigeant vers une posture systémique, régulée et énergétiquement soutenable.

Le dirigeant est une fonction d’impulsion, de cap, de présence. Quand il flanche, ce n’est pas seulement lui qui s’affaiblit — c’est la cohérence du système.

S’intéresser à sa vitalité, ce n’est pas le psychologiser. C’est lui permettre d’exercer son rôle dans toute sa portée.

Et cela, c’est une mission de gouvernance.


Gouverner l’énergie, pas l’endurance

« Tant que le dirigeant est perçu comme inépuisable, personne n’ose se demander : à quel prix continue-t-il de tenir ? »

Le mythe du leader inépuisable est un artefact managérial : séduisant, utile à court terme, mais délétère à long terme.

Il flatte les représentations de puissance, de maîtrise, de fiabilité. Mais il empêche la gouvernance d’exercer sa véritable mission : garantir, dans la durée, l’élan, la lucidité et la présence du dirigeant.

Car derrière les postures héroïques, nous observons — mission après mission — une même réalité :

  • Des cycles de fatigue non nommés

  • Des prises de recul évitées ou différées

  • Des décisions de rupture annoncées trop tard

Le vrai courage managérial n’est pas de « tenir coûte que coûte ».C’est de poser les conditions pour continuer à incarner lucidement sa fonction, sans y laisser sa clarté, ni son alignement.



Dossier spécial Alides

Leadership sous pression : repenser la gouvernance à l’épreuve de l’usure silencieuse

Une série d’analyses issues de missions de terrain, pour passer du traitement individuel du burnout à une vigilance organisationnelle stratégique.

1. Le burnout des dirigeants : et si la gouvernance était en cause ?

Quand l’épuisement ne signale pas une faiblesse, mais un désalignement systémique Lire l’article

2. Le mythe du leader inépuisable : anatomie d’une fatigue invisible

Derrière l’endurance, une fatigue cognitive, émotionnelle, morale, identitaire. Lire l’article

3. Du surmenage à la vigilance organisationnelle : 6 leviers pour prévenir sans infantiliser

Et si la vraie prévention ne passait ni par le repos… ni par le coaching ? | Lire l’article

Cet article s’inscrit dans les travaux d’Executive Advisory d’Alides, consacrés à l’écologie du pouvoir et à l’équipement stratégique de la gouvernance face aux risques invisibles d’usure du leadership. Il s’appuie sur des missions récentes menées aux côtés de dirigeants confrontés à une sursollicitation chronique, souvent banalisée par les réflexes culturels de performance.

Membre de l’AESC (Association of Executive Search and Leadership Consultants), le cabinet Alides développe une approche fondée sur l’écoute confidentielle, l’exigence déontologique et une lecture systémique du rôle dirigeant, afin d’éclairer les zones aveugles de la gouvernance contemporaine.

 

 

 

 


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